Interpréter en signes internationaux : état des lieux en France et à l’international

Plan

Texte

Interpréter en signes internationaux : état des lieux en France et à l’international1

Introduction

Les langues des signes (LS), langues naturelles des personnes sourdes, sont des langues à part entière. De même que les langues vocales (LV), les langues des signes diffèrent d’un pays à l’autre. Cependant, si l’anglais fait office de lingua franca pour les langues vocales dans un contexte international, il n’y a pas une langue des signes nationale en particulier qui remplisse ce rôle (HIDDINGA, CRASBORN, 2011). Lors d’événements internationaux, les sourds de différents pays communiquent indirectement par le biais d’un interprète, ou directement en utilisant un « mélange » de différentes LS. Cette communication directe est communément connue sous l’appellation de « cross-signing » ou bien « international sign » dans la littérature anglophone (ALLSOP, WOLL, BRAUTI, 1995 ; ZESHAN, 2015). Dans la littérature francophone, le seul article publié à ce sujet parle de « langue des signes internationale » (MONTEILLARD, 2001). Cependant, cette appellation n’est pas celle en usage de nos jours ; certainement en raison du statut linguistique encore débattu de ce moyen de communication (HANSEN, 2016). En effet, les « signes internationaux », tels qu’ils sont nommés de nos jours par les interprètes français, les organismes de formation, les institutions culturelles, etc.,2 sont une façon flexible de communiquer, quand la langue des signes n’est pas partagée. Les signes internationaux ne sont pas considérés comme une langue. Pour cet article, nous choisissons d’employer la terminologie d’usage dans les communautés des interprètes et des sourds, en employant le terme de « signes internationaux ».

Dans un premier temps, nous présenterons l’émergence de l’interprétation vers les signes internationaux et les nouvelles pratiques qui y sont associées, en France et à l’international. Puis, nous discuterons des opportunités et des questionnements que ces nouvelles pratiques engendrent dans la communauté des interprètes, avec une emphase sur le contexte français.

Du Gestuno aux signes internationaux

Les signes internationaux (désormais SI) sont la catégorisation d’une habilité propre aux sourds : une capacité de communiquer sans langue partagée. En effet, les SI ne sont pas une langue maternelle ou langue d’usage quotidien pour les personnes sourdes. Quand il y a usage des SI, cela est toujours en tant que langue acquise en sus d’une première langue et dans un contexte multilingue.

Bien que les LS diffèrent d’un pays à un autre, l’intercompréhension entre les LS est souvent plus grande que celle entre les LV (MEIER, 2000). Au cours du temps, le nombre d’événements internationaux entre sourds s’est accru et les besoins en communication également. Le fait de faire venir des interprètes pour chaque LS nationale est très vite devenu trop coûteux. De plus, les personnes sourdes attachent une grande importance au fait d’avoir une communication directe les uns envers les autres (GREEN, 2015). La communication directe entre personnes sourdes est appelée cross-signing,3 alors que la forme de communication que les interprètes utilisent est appelé international sign.

En 1951, la Fédération Mondiale des Sourds (WFD)4 décide d’expérimenter pour la première fois des interprètes en SI. Leur première étape a été de créer un dictionnaire de signes (lexiques des LS), le Gestuno (BRITISH DEAF ASSOCIATION, 1975), sans aucune référence grammaticale à la structure des LS. Les interprètes étaient formés à ces nouveaux signes et devaient ensuite les utiliser pour interpréter le Congrès qui suivait. Les signes du Gestuno ont été sélectionnés comme étant des « […] naturally spontaneous and easy signs in common use by deaf people of different countries. »5 (BRITISH DEAF ASSOCIATION, 1975, 2). Cependant, cette expérience fut un échec cuisant à deux niveaux.

D’une part, plusieurs personnes sourdes se sont plaintes d’un manque de compréhension de ces signes issus du Gestuno qu’ils jugeaient « […] not iconic enough to be readily understood »6 (MOODY, 2002, 16). D’autre part, la création du Gestuno, en mettant l’emphase sur les signes, ne prenait pas en compte la complexité des LS qui va bien au-delà d’un simple ensemble de signes selon (MONTEILLARD, 2001).

Vouloir réduire la communication internationale entre sourds à un lexique seul, commun de surcroît, c’était en fait passer à côté de ce qui fait la singularité même des langues des signes en général, et de la LSI7 en particulier, à savoir, comme C. Cuxac le souligne ici même dans son article, l’utilisation des structures de grande iconicité, qui sont le sésame pour une intercompréhension rapide entre sourds de différentes nationalités. (MONTEILLARD, 2001, 4)

Ainsi, l’iconicité ou plutôt le manque d’iconicité semble avoir été à l’origine de l’échec de cette première tentative de communication internationale sans langue partagée entre personnes sourdes.

En 1975, date de mise en place du Gestuno, les recherches linguistiques des LS avaient une quinzaine d’années. Le point de départ de ces recherches sont les travaux princeps de Stokoe (1960) où l’accent était mis sur les signes, dans un premier temps. Les créateurs du Gestuno se sont donc appuyés sur les travaux linguistiques disponibles à l’époque, bien que les interprètes qui devaient l’utiliser avaient le sentiment que quelque chose manquait, sans pour autant l’avoir théorisé (Moody, 2002). Cependant, à l’heure actuelle, peu d’information est disponible concernant les véritables intentions des créateurs du Gestuno et leur perception de l’iconicité des LS.

A ce propos, l’iconicité est centrale au modèle linguistique de description des LS développé par Cuxac (2000) et repris par l’équipe de recherche « Langue des Signes et Gestualité » de l’Université Paris 8 (BURGAT, 2014; GARCIA & SALLANDRE, 2014).

Dans ce modèle linguistique dit modèle « sémiologique », les LS sont décrites comme ayant deux façons de dire les choses, d’exprimer le sens. De façon succincte, d’un côté il y a ce que ce modèle nomme les unités lexématiques (communément appelés les « signes ») ; unités facilement comparables au lexique (mots) des langues vocales. Et, d’un autre côté, il y a les unités de transfert. Ces unités de transfert sont propres aux LS, et elles ont la particularité de donner à voir ce qui est dit. Ces deux façons de dire les choses en LS sont motivées par deux objectifs, deux visées distinctes. Ces deux visées sont présentes et se complètent l’une et l’autre dans tout discours en LS. L’une des visées est non illustrative (il n’y a pas d’intention de donner à voir) et l’autre est illustrative (le but est de donner à voir). Le principal élément qui permet de passer d’une visée à une autre est l’utilisation du regard (voir partie 5.3).

Ce modèle de description linguistique est novateur en son temps, car il prend le contre-pied des recherches linguistiques dominantes et développées jusqu’alors à partir des travaux princeps de Stokoe (1960) où l’accent est mis sur les signes (e.g. LIDDELL, 1995). A l’inverse, le modèle sémiologique met l’emphase sur les structures hautement iconiques.

Dans le modèle sémiologique, l’iconicité est présente dans les deux visées à différents degrés selon Cuxac (2000). Dans la visée non-illustrative, les signes sont empreints d’iconicité d’image (lien apparent entre le référent et le signe) ou d’iconicité dégénérée (lien moins apparent entre le référent et le signe). Dans la visée illustrative, les unités de transfert sont empreintes d’iconicité diagrammatique (utilisation significative de l’espace).

Ainsi, à la lumière de ce modèle, l’approche du Gestuno devait non seulement être centrée sur une seule de ces deux visées (i.e. la visée non-illustrative, les signes) mais aussi, les signes utilisés devaient certainement être empreint d’iconicité (trop) dégénérée, voire être sans iconicité (‘not iconic enough’ : MOODY, 2002, 16). Ces deux éléments ont certainement participé à l’échec du Gestuno.

De nos jours, le Gestuno en tant que tel a été mis de côté même si quelques signes utilisés dans les SI en sont encore issus. En effet, les interprètes ont ensuite travaillé vers cette communication internationale en utilisant le moins possible les structures conventionnalisées des LS, tels que les signes, et en maximisant d’autres ressources propres aux LS, telles les structures hautement iconiques. Bill Moody, l’un des premiers interprètes américains, se souvient :

Forming a “Gestuno” team, we did try to use some of the Gestuno lexicon, though we realized from the beginning that we would have to be much more flexible and try to “act out” the speeches with the informal “international gestures” we had learned from personal experience, rather than limit ourselves to the vocabulary published in the Gestuno book. We felt that our experiences in Europe had given us a basic lexicon of some 500 signs considered “international,” and that we would be able to string them together using space, directional verbs, classifiers, and sentence types in the same way that American, Danish, and French sign languages did.8 (Moody, 2002, 16)

Ainsi, les signes internationaux tels qu’ils se nomment aujourd’hui9 placent l’iconicité des LS au cœur de leur construction et de leur réussite, et tendent à en réduire le lexique10 (Rosenstock, 2008). Cela est sans doute également valable pour les situations de « cross-signing » pendant la période Gestuno, même si peu de documentation est disponible à ce sujet.

Interpréter en signes internationaux : nouvelles pratiques et terminologies

Les interprètes en SI sont de plus en plus visibles dans un contexte international (pour les Etats-Unis voir SHENEMAN, COLLINS, 2015 ; pour l’Ecosse voir BEST et al., 2016 ; pour le Portugal voire CORREIA et al., 2018).11 Les premiers interprètes de conférence en SI étaient entendants 12 et se sont formés sur le tas. Ils interprétaient directement du discours en anglais vers les SI, tel que la Figure 1 l’illustre.

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Figure 1. Disposition d’un interprète de conférence entendant interprétant de l’anglais vers les SI.

De nos jours, la configuration des équipes d’interprètes en SI a pris un nouveau visage. Ces vingt dernières années, les deaf interpreters13 ont été intégrés aux équipes d’interprètes de conférences en SI (ADAM et al., 2014).

Les deaf interpreters

Les deaf interpreters interprètent d’une LS 1 vers cette même LS 1 (reformulation intra-linguale), d’une LS 1 vers une LS 2 (interprétation), ou bien du texte écrit vers une LS-(vidéo - traduction). Concernant l’interprétation de conférence vers les SI, les deaf interpreters peuvent interpréter une conférence retranscrite à l’écrit par un vélotypiste tel que illustré par la Figure 2, ou bien interpréter une conférence dont l’orateur s’exprime en LS, tel qu’illustré en Figure 3.

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Figure 2. Disposition d'un deaf interpreter interprétant vers les SI une conférence depuis la retranscription écrite du discours parlé.

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Figure 3. Disposition d'un deaf interpreter interprétant vers les SI une conférence dont le conférencier s’exprime dans une langue des signes nationale.

Un binôme interprète entendant + deaf interpreter : interprète-pivot et interprète-relais

Les deaf interpreters peuvent également produire une interprétation relais. Ils interprètent depuis l’interprétation pivot d’un interprète entendant. Prenons l’exemple d’une conférence internationale où des centaines de personnes sourdes venant de différents pays assistent à l’événement, comme cela peut être le cas lors des congrès de WFD. Un intervenant s’exprime oralement en anglais, à côté de lui sur scène un interprète sourd néerlandais. En face de cet interprète sourd, assis sur la première rangée, un interprète entendant néerlandais qui interprète les propos de l’orateur, de l’anglais vers la LS nationale de l’interprète sourd (en l’occurrence la langue des signes néerlandaise ou NGT). Enfin, l’interprète sourd sur scène reçoit cette première interprétation et interprète le message vers les SI à destination des personnes sourdes multilingues présentes dans l’audience. Cette disposition est illustrée en Figure 4.

Avant, le travail d’équipe d’interprètes en LS correspondait à un interprète en relais actif, en train d’interpréter activement, et l’autre, en relais passif, prêt à soutenir son collègue en cas de trou de mémoire, de problème technique ou linguistique. Dans ce cas, les interprètes se relayaient toutes les 15 minutes environ.

Dans cette nouvelle configuration du binôme d’interprètes entendant et sourd,14 les deux interprètes de l’équipe sont en relais actif. Ainsi, pour atteindre le public cible, il ne faut pas un interprète mais deux interprètes : 1 interprète (entendant) + 1 interprète (sourd). L’un, l’interprète entendant, interprète de l’anglais vers la NGT, pendant que l’autre, l’interprète sourd, interprète de la NGT vers les SI. Cette nouvelle configuration du travail d’équipe entre interprètes en LS a sa propre terminologie. L’interprète entendant est appelé l’interprète-pivot ou feeder15 (RESSLER, 1999; STONE, RUSSELL, 2014).

Where the language combination of the interpreters available does not allow for direct interpreting, recourse is made to relay interpreting, that is, indirect interpreting via a third language, which links up the performance of two (or more) interpreters, with one interpreter’s output serving as the source of another.  16 (PÖCHHACKER, 2004, 21)

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Figure 4. Disposition d'une équipe d'interprètes de conférence vers les SI, équipe mixte entendant/sourd, équipe pivot/relais.

Or, il arrive que l’interprète-pivot entendant ait les SI dans sa combinaison de langues de travail. Cependant, cela ne l’empêchera pas de former un binôme avec un interprète-relais sourd. L’interprète-relais sourd traduit donc à partir d’un message déjà interprété par l’interprète-pivot entendant, alors que ce dernier pourrait interpréter directement le message de l’anglais vers les SI. Il s’agit là d’une double interprétation qui pourrait être évitée. A l’heure où les interprètes de conférences via l’AIIC17 recommande d’interpréter avec le moins de relais possible, d’aller directement à la source du discours à interpréter, cette situation vient détonner.

Opportunités et questionnement

La dernière situation évoquée résume à elle seule les opportunités et frustrations que cette situation représente au sein de la communauté des interprètes en LS.

Opportunités

Tout d’abord, cette nouvelle configuration du binôme entendant/sourd offre un espace supplémentaire aux professionnels sourds pour exercer l’interprétation. Cependant, l’offre de formation académique ne suit pas forcément. En 2016, seuls quelques pays d’Europe proposaient une formation à l’interprétation ouverte aux personnes sourdes, comme la Finlande ; tandis que d’autres pays étaient plus réticents, comme le Danemark (MINDESS, 2016).

Or, le fait que l’interprétation finale à destination du public cible sourd soit effectuée par une personne sourde, est supposé donner une qualité plus idiomatique au rendu. L’interprétation est teintée d’un « accent sourd » car la personne sourde traduit vers une « langue » plus proche de sa langue maternelle ou langue d’usage quotidien que l’interprète entendant.18

Enfin, cette nouvelle configuration donne l’occasion aux interprètes entendants d’élargir leur champ de compétence en produisant une interprétation pivot et non finale comme à leur habitude. Cependant, cela n’est pas non plus sans venir susciter des frustrations au sein de la communauté des interprètes professionnels entendants jusqu’alors établie.

Questionnement

Les interprètes professionnels entendants constatent que la demande d’interprètes sourds en SI est croissante, notamment lors d’événements centrés autour de la communauté sourde, tels que les Congrès WFD, les Jeux Olympiques des Sourds, les conférences autour de l’interprétation en LS (EFSLI, WASLI)19, etc. Même si les SI internationaux font partie de la combinaison de langues de travail de l’interprète entendant, un binôme avec un interprète sourd sera généralement exigé. Et ce, même si l’interprète sourd n’est pas formé ou diplômé. La question se pose donc du niveau de compétence de l’interprète entendant. S’agissait-il d’un pis-aller en attendant que des personnes sourdes puissent faire le travail ? Est-ce que le fait d’être sourd a plus de valeur que le fait d’être formé et diplômé ? D’aucuns arguent que le « deaf extralinguistic knowledge »20 permet de produire une interprétation raccord au « linguistic and experiential frame »21 des sourds (NCIEC Deaf Interpreting Work Team (2009) cité par ADAM et al., 2014, 8) ou bien que ce sont les sourds (public cible de l’interprétation en LS) qui doivent définir la norme et leur besoin en interprétation (STONE, 2009). Cependant, aucune étude systématique n’est venue corroborer ces affirmations et un complexe d’infériorité peut se ressentir chez plusieurs interprètes entendants.

De plus, la technique d’interprétation n’est pas la même selon qu’elle est finale ou intermédiaire (pivot). Or, les interprètes entendants ne sont pas formés à cela dans le cadre des formations d’interprètes dispensées en France et l’apprentissage doit se faire en même temps que la pratique. Un sentiment d’incompétence peut se faire ressentir à ce niveau-là.

D’un point de vue pécuniaire, des interprètes entendants peuvent se sentir menacés par un nouveau type de concurrence. En effet, s’il faut rémunérer deux interprètes au lieu d’un seul jusqu’à présent, cela peut pousser le client à tirer le prix vers le bas en proposant une sorte de forfait.

Enfin, d’un point de vue linguistique, l’utilisation massive des SI serait un risque quant à la transmission des LS vernaculaires au profit d’un système de communication véhiculaire. Cela pourrait avoir pour effet de lisser les LS nationales et de leur enlever leurs spécificités.

Etats des lieux en France

La France pourrait avoir une place importante dans le paysage de l’interprétation en SI tant la LSF est réputée pour être iconique. A ce propos, Moody (2002) pense que les SI trouvent leur naissance dans la LSF. De plus, une majorité des interprètes français sont formés avec la valorisation de l’iconicité via le modèle linguistique sémiologique.22 Cependant, la pratique de l’interprétation en SI en France reste anecdotique pour diverses raisons.

Une combinaison de langues de travail anglais/SI

Tout d’abord, les besoins en interprétation en SI sont présents dans des conférences internationales où l’anglais est la langue de référence (discours, écrit des diapositives et des documents de communication, etc.). De plus, la seule certification en interprétation en SI qui existe à l’heure actuelle est celle de WFD-WASLI.23 Cette certification ne propose comme langues de travail que l’anglais (oral ou écrit) et les SI. Ce sont donc des interprètes venant de pays anglophones ou bien de pays où l’anglais a une grande place dans la société (tel que les Pays-Bas) qui ont plus facilement accès à cette certification.

En 2019, en France, un seul interprète sourd français en SI internationaux est accrédité WFD-WASLI. Il s’agit du traducteur Vivien Fontvieille,24 formé initialement au CeTIM entre 2008 et 2010. Vivien Fontvieille est accrédité depuis fin 2018 et ses langues de travail sont le français écrit, l’anglais écrit, la LSF et les SI.25 Ce traducteur ouvre non seulement la voie des possibles aux autres traducteurs et interprètes français, mais encourage également les formations existantes à adapter leur offre de formation en fonction des nouveaux besoins du marché.

Pas de formation pour les interprètes sourds

La France ne dispose pas de formation à destination des personnes sourdes qui veulent se former à l’interprétation. Là encore, le système français est à part. En France, la professionnalisation des deaf interpreters suit un chemin différent et le métier unique de deaf interpreter à l’international26 se divise en trois métiers distincts en France. Il y a d’une part, le métier d’interprète, et d’autre part, le métier de traducteur. A cela vient se greffer celui le métier d’intermédiateur qui est à part.

Les interprètes sourds interprètent de façon interlinguale d’une LS étrangère ou des SI vers la langue des signes française (LSF). Ces interprètes ne sont pas encore reconnus en tant que tels par l’Association Française des Interprètes et Traducteurs en Langue des Signes (AFILS)27 car il n’y a, à ce jour, pas encore de formation universitaire (JACQUY, 2014).

Les intermédiateurs sourds font de l’interprétation intralinguale (reformulation en LSF) et interviennent principalement dans les milieux hospitalier et social. Ils sont formés à l’université d’Aix-en-Provence ou de Grenoble. Les intermédiateurs sourds reformulent la LSF de l’interprète pour l’adapter au niveau de connaissances et de compréhension culturelle ou intellectuelle des personnes sourdes qui en ont besoin, en donnant un « accent » sourd à la langue. Par ailleurs, par leur présence, ils rassurent les usagers (leur vécu commun partagé en tant que sourd apporte une caution à ce qui est énoncé). Ce besoin vient du fait que les usagers des intermédiateurs peuvent être, soit étrangers ou natifs, avec un niveau d’acquisition de la LSF trop insuffisant (pour diverses raisons) pour comprendre l’interprète et se faire comprendre par lui; ou bien, cela peut provenir d’une déficience mentale.

La professionnalisation de ce métier trouve son origine en France au début des années 2000 (DAGRON, 2008; DODIER, 2013) et est de plus en plus répandu en Afrique francophone et dans quelques pays d'Amérique latine. Les intermédiateurs ne sont pas reconnus par l’AFILS car ils n’appartiennent pas au domaine de l’interprétation/traduction à proprement parler, mais plus à celui de la médiation culturelle et sociale. De plus, cette distinction est également justifiée par un autre point fondamental : l’intermédiateur n’a pas la même déontologie que l’interprète. Là où l’interprète est neutre et ne donne pas son avis quant à la situation qu’il traduit, l’intermédiateur, bien qu’impartial, dans le sens où il ne privilégie ni les uns ni les autres, peut donner son avis sur ce qui est dit. Cela est fait dans le but de conseiller, de commenter, d’ajouter des informations, etc. afin de pallier l’écart linguistique, culturel et social entre les entendants et les sourds. Ce professionnel permet également à l’interprète de rester dans son cadre de travail d’interprétation, sans avoir à en sortir en cours d’interprétation pour avoir à donner des éléments de contexte sur la culture sourde, par exemple.

Enfin, la tâche de traduction d’un texte écrit vers la LS, vidéo notamment, correspond au métier de traducteur sourd. Ces traducteurs sont formés au CeTIM de Toulouse depuis 2005 (FONTVIEILLE, 2010; PELHATE, 2009). Là encore, alors que les deaf interpreters, devant une tâche de traduction l’effectuent en faisant dérouler le texte à traduire sur prompteur après l’avoir préparé (Stone, 2009), les traducteurs sourds français formés au CeTIM traduisent de mémoire. Ils préparent le texte via l’outil de la schématisation (GACHE, 2005) ; outil développé par les formateurs dès les premières années de la formation afin que les traducteurs puissent mettre le texte en image (schéma) et se détacher ainsi plus facilement du texte source. Puis, les traducteurs français mémorisent des parties du texte afin de les produire en LSF de façon naturelle, sans la contrainte du regard sur le prompteur. Ainsi, les traducteurs peuvent exploiter toutes les ressources linguistiques de la LSF, et notamment les structures de grande iconicité où le regard peut décrocher de celui l’interlocuteur (voir partie 5.3). Cela donne lieu à des traductions dont la LSF est plus naturelle et détachée du texte source.

Ainsi, les seules personnes sourdes formées aux métiers de la traduction/interprétation en France sont les traducteurs de l’Université de Toulouse. Cela réduit donc les possibilités de travailler en tant qu’interprète mais donne toujours l’avantage d’avoir tout de même été formé à un métier spécifique du champ de la traduction/interprétation. Ainsi, il est plus facile d’ajouter une nouvelle corde à son arc car les bases sont posées.

Un modèle linguistique français initial où le regard est primordial

Une dernière particularité franco-française est l’émergence des recherches linguistiques en LS qui a conduit à la théorisation du modèle linguistique de description des LS développé par Cuxac (2000), comme détaillé en partie 2. Ce modèle valorise l’iconicité et les structures linguistiques qui en découlent, avec notamment une possibilité de décrochage du regard pour produire des structures de grande iconicité. Or, lorsque l’interprète sourd reçoit l’interprétation du feeder (pivot), son regard doit être constamment sur cet interprète feeder afin de ne rien manquer de la source à traduire. Les traducteurs sourds ne sont pas habitués à cela. Le développement des interprètes sourds français vers les SI viendrait certainement modifier l’utilisation du regard lors de la production de ces structures de grande iconicité, entre autre.

Concernant l’utilisation du regard en LSF, un traducteur sourd que nous avons interrogé en 2016 témoigne :

Au départ, ils me disaient : « Mais ça sert à rien, ça prend beaucoup trop de temps ta méthode ! » Mais moi, je savais ce que je faisais. C’est comme cela que j’ai été formé et je voulais absolument produire une traduction de qualité. En premier, c’est le traducteur allemand qui est passé, puis le traducteur italien. Je les ai regardés produire leurs traductions, et je dois avouer que la qualité n’était pas top. Ils avaient le regard focalisé sur leur prompteur, concentrés à lire le texte qui déroulait tout en signant en même temps. Leur traduction était vide d’émotion ; forcément quand on a le regard qui ne peut pas bouger parce qu’on est en train de lire. Quand mon tour est arrivé, j’avais quand même un peu la pression parce qu’ils m’avaient un peu critiqué avec ma méthode [de schématisation] qui était trop longue, mais bon, j’avais confiance en moi, j’y suis allé. A la fin de ma traduction, ils étaient tous les deux bouche bée. Ils m’ont dit : « whoua, c’est magnifique. Tu incarnes28 véritablement ta traduction, c’est vivant ! »,

(Extrait d’un entretien semi-dirigé avec un traducteur sourd français, en 2016 – traduction libre depuis la LSF.)

Conclusion

L’interprétation de conférence vers les SI reste encore une pratique jeune en comparaison de l’interprétation de conférence en langues vocales ou en langues des signes nationales. La recherche sur l’interprétation vers les signes internationaux est encore plus récente et repose sur une vingtaine de minutes de corpus analysés et présentés dans deux articles (MCKEE & NAPIER, 2002; ROSENSTOCK, 2008). Ainsi, plusieurs questions restent en suspens pour mieux comprendre ce que sont les SI, comment l’interprétation en SI fonctionne, et comment cette interprétation est reçue par les personnes sourdes d’Europe, d’Amérique, d’Asie, etc.

De plus, ce nouveau système de communication a fait apparaître une nouvelle pratique interprétative avec le binôme entendant/sourd, soit le binôme pivot/relais. Cette pratique offre de nouvelles opportunités de travail pour les sourds et entendants, mais n’est pas sans susciter des frustrations quant à la nécessité d’ajouter un nouveau maillon dans la chaîne interprétative. Cette frustration peut trouver ses origines dans le manque de formation adaptées à cette nouvelle pratique et une crainte de voir son métier changer, voire de le perdre.

En conclusion, il y a encore beaucoup de recherches à venir, quantitatives et qualitatives, tant sur le plan de la linguistique, que sur celui de la traductologie, pour mieux appréhender et enseigner/former les traducteurs/interprètes, en France et à l’international.

Note de fin

1 La préparation de cet article a été financée par la subvention 277-70-014 du NWO VICI, intitulée « Communication des sourds sans langue partagée », attribuée au professeur Onno Crasborn.

2 Quelques exemples :

« Visite en signes internationaux du Palais de Tau », http://www.palais-du-tau.fr/Actualites/Visites-en-signes-internationaux-et-LSF (visité le 20 mai 2019).

Article de blog : « Les premiers interprètes certifiés en signes internationaux », publié par Stéphan Barrère, interprète français/LSF, https://interpretelsf.blog/2015/12/27/les-1ers-interpretes-certifies-en-signes-internationaux/ (visité le 20 mai 2019).

Certains organismes de formation choisissent d’utiliser l’appellation anglaise et garde « international sign » dans le descriptif du contenu de leur formation. C’est le cas de l’International Visual Theatre (IVT), basé à Paris, qui propose une formation intitulée : « International Sign, découverte et pratique », http://ivt.fr/formation/pisourd (visité le 20 mai 2019).

3 La littérature francophone ne propose pas de termes français pour « cross-signing ». A l’oral, l’usage tend à utiliser cet anglicisme. Pour ces raisons, nous choisissons de garder la terminologie anglophone pour cet article.

4 World Federation of the Deaf.

5 Traduction de l’auteur : « […] signes naturellement spontanés, faciles et communément employés par les personnes sourdes de différents pays. »

6 Traduction de l’auteur : « […] pas assez iconiques pour être facilement compris »

7 Langue des Signes Internationale.

8 Traduction de l’auteur: « Faisant partie de l’équipe “Gestuno”, nous avons essayé d’utiliser des signes du Gestuno tout en ayant conscience dès le début que nous devrions plutôt être beaucoup plus flexibles et essayer de “mimer” les discours avec des “gestes internationaux” que nous avions appris de façon informelle par notre expérience personnelle, plutôt que de nous limiter au vocabulaire publié dans le livre du Gestuno. On a eu le sentiment que notre expérience en Europe nous avait donné une base de 500 signes considérés comme “internationaux”, et que nous serions capable de les enchaîner en utilisant l’espace, la directionnalité des verbes, les classificateurs, et des phrases type semblables à celles utilisées dans les langues des signes américaine, danoise, et française. »

9 Avec le temps, cette communication internationale a pris diverses appellation, de Gestuno à « International Gestures » (Moody, 2002) en passant par « International Sign Pidgin » (McKee and Napier, 2002).

10 Whynot (2016) recense 200 signes récurrents utilisés lors de Congrès WFD, par des conférenciers s’exprimant en SI.

11 Les conférences Efsli sont également interprétées en SI, de même que multiple réunions de travail au Parlement Européen à Bruxelles. Enfin, l’ONU, dont le siège est à Genève, diffuse en streaming l’interprétation en SI de diverses réunions de travail.

12 Entendant est à opposer à sourd ; terminologie répandue dans la communauté sourde.

13 Nous choisissons de parler de deaf interpreters car le terme français “interprète sourd” ne recouvre pas la même signification (voir partie 5.2).

14 Voire « non-sourd et sourd» (non-deaf and deaf) pour reprendre la terminologie employée par Stone et Russel (2013).

15 Qu’on peut traduire par celui qui « alimente » l’interprète-relais.

16 Traduction de l’auteur : Quand la combinaison de langues de l’interprète disponible ne permet pas une interprétation « directe », on a recours à une interprétation relais, qui est une interprétation indirecte via une troisième langue ; cela nécessite le travail de deux (ou plus) interprètes, dont le travail d’un interprète servira de source pour un autre. »

17 Association Internationale des Interprètes de Conférence : https://aiic.net/ (visité le 20 mai 2019).

18 Exception faite des interprètes ayant des parents sourds et dont la langue maternelle est une LS. De façon générale, les interprètes entendants en LS ont la particularité d’interpréter vers leur langue B et non leur langue A comme le recommande l’AIIC.

19 EFSLI : European Forum for Sign Language Interpreters, (visité le 20 mai 2019). WASLI : World Association of Sign Language Interpreter, (visité le 20 mai 2019). De façon générale, il s’agit d’événements “deaf-friendly”.

20 Traduction de l’auteur: « connaissance extralinguistique des sourds ».

21 Traduction de l’auteur: « cadre linguistique et expérientiel ».

22 En France, 5 universités forment des interprètes F/LSF: Paris 8, Paris 3, Lille, le CeTim Toulouse, et Rouen. Trois Universités sur cinq, les universités Paris 8, Rouen et le CeTim s’appuient sur les travaux de description des LS développés par Cuxac (2000).

23 http://wfdeaf.org/our-work/wfd-wasli-international-sign-interpreter-accreditation/wfd-wasli-accredited-is-interpreter/ (visité le 20 mai 2019).

24 Voir le site professionnel de Vivien Fontvieille : https://traduquales.wordpress.com/ (visité le 20 mai 2019).

25 Ainsi qu’une spécificité de l’interprétation pour les personnes sourdes-aveugles (en LSF).

26 Plus précisément, la sphère anglophone des pays industrialisés.

27 www.afils.fr (visité le 20 mai 2019).

28 Concernant l’incarnation des traducteurs/interprètes, voir Encrevé, 2019.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Aurélia Nana Gassa Gonga, « Interpréter en signes internationaux : état des lieux en France et à l’international », La main de Thôt [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 16 décembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/786

Auteur

Aurélia Nana Gassa Gonga

Centre for Language Studies, Radboud University,
aurelia.ngg@gmail.com